Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/259

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on est heureux, on craint de perdre, aux ondulations de la gaîté la plus fugitive, quelques gouttes de ce nectar dans lequel jusqu’aux bords du cœur sont noyés !

Allan était touché de cette silencieuse manière d’aimer de Camille, qui contrastait si vivement avec le souvenir qu’il avait d’elle et de son enfance. Il l’aimait d’autant plus qu’il avait eu des torts de dureté vis-à-vis de cette charmante fille, et cette idée l’attendrissait. D’un autre côté, sa pensée, tenue en servage par l’ascendant de madame de Scudemor, reprenait son niveau avec Camille. Il se sentait plus homme, et les rapports entre l’homme et la femme étaient redevenus ce qu’ils doivent être. Il y a tant de personnalité indestructible au fond de tous nos sentiments ! L’homme se déprend si peu de lui-même. Dans les affections les plus dévouées, il reparaît entier, violent : moi immense ! et ce n’est pas un motif puissant, une grande cause, quelque solennelle occasion qui le font éclater tout à coup. Une fleur longtemps regardée, un livre qu’on n’a pas assez vite fermé quand on s’approchait, un piano ou une harpe dont on s’occupe trop, ces choses rivales des sentiments dans les âmes musiciennes, c’en est assez pour qu’on soit victime ou despote en présence d’une émotion ou d’un intérêt dont on n’est pas cause ; c’en est assez pour que l’effroi naisse, et les hommes effrayés sont cruels !

L’espèce d’adoration de Camille devait nécessairement exalter Allan. Aussi déployait-il avec elle une variété infinie de pensées. Une autre femme l’eût trouvé séduisant, éloquent, irrésistible, mais elle s’en enchantait et elle ne se demandait pas si c’était elle qui le créait ou s’il était réellement ainsi. Elle l’écoutait lui exprimer ses opinions