Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/270

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tère que celle de madame de Scudemor. Chez lui, c’était une face de l’amour… Cependant les clartés pâles du soir s’effaçaient et l’eau devenait à chaque instant plus noire. La lumière des fenêtres du château, que l’on voyait de loin, lui rappela que ces dames pourraient être inquiètes s’il tardait à rentrer. L’air âpre et les aspects désolés de cette nature d’hiver ne l’avaient pas beaucoup soulagé. Comme il venait de rattacher la barque au saule, un vol pesant l’avertit de la présence d’un oiseau au-dessus de sa tête. Il crut que c’était quelque cigogne qui s’en retournait à son gîte de roseaux. Moitié pour justifier son éloignement du château, moitié pour sortir par un acte, un mouvement quelconque, des pensées pénibles dont il était obsédé, il déchargea sans trop viser son fusil sur l’oiseau qui tomba, et que le chien alla chercher. Mais quand le chien revint, il s’aperçut que ce n’était pas une cigogne, mais Acis, le cygne favori de Camille, qu’il venait de tuer. Cela lui parut d’une signification terrible, et il en frissonna comme un faible enfant. Il y a des jours où nous avons, plus ou moins, l’âme ouverte à tous les présages, et c’était un de ces jours néfastes pour Allan. Aussi regagna-t-il le château l’âme abîmée, plus que jamais, par des pressentiments sinistres…

Lorsqu’il rentra dans le salon, éclairé seulement du demi-jour de la lampe et du reflet rougeâtre du brasier dans le foyer, il n’y trouva personne. Madame de Scudemor sortait quelquefois du salon, pendant la soirée. Elle pouvait être souffrante, et avoir eu besoin de sa fille. Cette circonstance l’inquiéta peu. Il approcha un siège de la chaise vide de Camille, mais son pied heurta quelque chose sur le tapis.