Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le regard se pose à peine et qu’il confond avec toutes celles sur lesquelles elles ne ressortent pas. Au regard du monde, la comtesse de Scudemor n’était qu’une femme de plus de quarante ans et qui vous écoutait des heures entières, beaucoup plus qu’elle ne vous parlait, en lissant de l’extrémité de ses doigts les bandeaux de ses cheveux le long de ses tempes et de ses joues, où la fraîcheur pâle de la jeunesse était remplacée par une teinte orangée, molle encore. À voir, ainsi posée d’aplomb sur ses épaules, cette tête que la fierté intérieure ne relevait pas ou qu’une pensée triste ne faisait jamais pencher, on aurait dit une majestueuse cariatide délivrée de son entablement… « La statue y est toujours, mais la femme n’y est plus », disaient pour se consoler les hommes dont elle désespérait la galanterie, et que son grand air froid éloignait d’elle et empêchait de lui faire la cour. Ils la proclamaient une femme finie. Et, en effet, elle avait la beauté d’une belle morte, mais qui n’est pas encore tombée sur le sol, comme ces grenadiers russes de la bataille d’Eylau qui, restés debout dans le rang, semblaient vivants encore, et qu’il fallut pousser et renverser pour bien s’attester qu’ils étaient morts.

La comtesse Yseult de Scudemor avait été liée autrefois avec la mère d’Allan de Cynthry, orphelin élevé sous la surveillance d’un tuteur. En mourant, l’amie de la comtesse lui avait fortement recommandé son fils, et c’était en souvenir de cette amie que madame de Scudemor avait rapproché d’elle le jeune de Cynthry. N’a-t-on pas une espèce de pitié maternelle pour l’enfant d’une amie perdue ? Allan était pour madame de Scudemor quelque chose d’entre le fils et le neveu, et pourtant ce n’était ni l’un ni