Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/318

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gâtée, perdue, on a assez d’en vivre. Chaque misérable détail, chaque pauvre douleur sont devenus si grands qu’en ne voit plus rien au delà… L’homme est-il rapetissé pour tenir dans si peu de chose, ou la goutte d’eau, en fait de souffrance, a-t-elle l’infini de l’Océan ?…

Mais si Allan et Camille, dans leur préoccupation d’eux-mêmes, ne remarquaient pas l’affaiblissement de madame de Scudemor, celle-ci n’avait pas les mêmes raisons qu’eux pour ne pas voir les tristesses de sa fille mieux qu’elle n’avait vu son bonheur. Malheureuse femme, que la douleur devait instruire parce qu’elle était accoutumée à toujours trouver la passion et la douleur ensemble ! Malheureuse femme qui avait été déroutée, malgré sa grande intelligence, par l’aspect d’un bonheur qu’elle ne connaissait pas !

Camille, en effet, était triste. Elle n’avait plus le sérieux sous lequel elle avait voilé autrefois ses premières souffrances ; il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était bien là de la tristesse. La douleur atteignait Camille. Sa santé même était altérée, réaction de l’âme sur le corps. Les confiances éphémères s’envolaient, et, sans défaillir jamais, une défiance farouche les remplaçait. Comme Allan se montrait inégal avec elle, — rien n’agissant plus à bâtons rompus que la passion, — comme, après l’avoir quittée pendant des heures, il revenait précipitamment à ses côtés et qu’il y restait muet et sombre, elle avait beaucoup pleuré de ces inégalités ; — puis ses jalousies la reprenaient… Chaque jour, c’était un soupçon ou une scène nouvelle. Elle aimait trop maintenant pour être fière. Elle se sentait capable de toutes les bassesses, et elle aimait jusqu’à la bassesse. Elle aimait Allan avec l’abandon de tout autre sentiment qui n’eût pas été son amour. Aussi le poursuivait-elle de ses dou-