Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/33

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expérience, ils la repoussent, parce qu’eux étaient heureux et tranquilles à l’âge de leur fils. C’est alors que si on a au fond de soi des douleurs que Dieu seul connaît, il y en a d’autres, fruits de celles-là, qu’on nommerait bien. Allan connaissait ces dernières. Dès douze ans, la passion était venue le troubler de ses rêves obscurs, chauds et doux. Linéaments de rêves plus que rêves, dont le souvenir ne recompose rien, mais brûle et rougit ; passion vague, tourmentante, infinie, qui ne se réclame pas encore des choses visibles et qui énerve les facultés à l’heure où elles s’élancent d’un jet si vigoureux et si souple… Pendant les années qui suivirent, Allan ne trahit l’orage intérieur que par éclairs. C’était en lui comme dans sa voix (cette voix que l’on a à cet âge), quelque chose de l’homme qui s’irrompait à travers l’enfant tout à coup. Il eût été, comme nous tous, malade de cette souffrance inhérente à cette époque-là (1845), — terrible lieu commun d’alors dans les âmes comme dans la littérature, et dont le René de Chateaubriand fut l’idéalisation la plus élevée, — si une position à part ne l’eût arraché à ces agitations sans but, et n’eût donné une physionomie plus réelle, plus humaine, plus une à ses passions.

Cette comtesse Yseult de Scudemor, près de laquelle il passait sa vie, s’empara bientôt de toutes ses pensées. Quoiqu’elle eût avec lui la gravité d’une mère, une mère n’aurait pas si bien fait naître l’adoration et le respect. Vesper du premier amour qui commence à luire dans la nuit de nos cœurs, l’éclat que vous jetiez alors eût échappé à tous les yeux ! Jusque-là, l’imagination seule était compromise. C’était une lueur timide et pure qu’il croyait suivre ; un astre caché qui se levait souriant, à un inacces-