Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/332

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ressentiment. Le sang de la mère semblait s’être réfugié, de ses veines épuisées, aux joues de la fille en deux taches de vermillon, âcre et brûlant, tel qu’on en voit sur les joues des malades pendant le délire. C’eût été un saisissant spectacle que ces deux femmes l’une vis-à-vis de l’autre, pour qui eût pu voir surgir derrière elles leurs deux passés.

Madame de Scudemor ramenait sur son sein amolli les plis fuyants de son manteau, grande Niobé qui n’avait qu’à l’âme le marbre éternel. Un rayon de soleil tombant par la fenêtre ouverte frappait son front, qu’il ne vivifiait pas. Son attitude faisait saillir à sa taille, autrefois de reine et de guerrière, l’arcure de la fatigue de la vie. Elle se hâta de passer la main sur son front terni.

— Je devine tout, — dit-elle de sa voix basse et rompue. — Vous aimez Allan.

— Oui, je l’aime ! — reprit la jalouse et orgueilleuse fille, cherchant avidement sa rivale. — Oui, je l’aime, et il y a longtemps ! Vous ne vous êtes donc pas aperçue, ma mère, que j’en étais folle ? que je ne vivais que de sa vie ? que j’en suis enivrée chaque jour ? Mais vous n’avez donc rien vu, absolument rien vu, ma mère ! Votre instinct maternel — ajouta-t-elle avec une féroce ironie — ne vous a donc pas avertie de la passion de votre fille ? J’étais à vos côtés, et pas une fois vous n’avez soupçonné que je l’aimais ! Et il n’y a qu’aujourd’hui que vous pouvez le lire dans mes yeux et l’entendre dans mes paroles !

À ces mots, madame de Scudemor baissa la tête. Y avait-il dans les insolentes paroles de sa fille une lourdeur d’insulte plus insupportable que celle du crachat d’Allan ?… Sentait-elle qu’elle s’était abusée et qu’elle en était punie ;