Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/383

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qu’il n’y a que le sentiment qui rapproche ? Que me parlez-vous de la pensée ! Penser isole et concentre. La pensée est un triple glaive qui fait l’espace autour de soi. J’ai la main trop lasse pour soulever cette arme. Et, d’ailleurs, être frère et sœur comme vous l’avez dit, mon enfant, c’est encore s’aimer, et je ne saurais. Vous êtes un homme, vous ! Vous avez des facultés actives et fraîches ; les miennes sont énervées et ne s’élèveraient pas jusqu’à la hautaine et sublime sagesse que vous rêvez. Vous avez raison, cependant, il y a quelque chose d’imposant et de sincère dans la conduite de celles qui disent tout haut au monde : « J’ai été la maîtresse de cet homme, et ne plus l’être ne nous a pas séparés. Nous n’avons pas fait comme ceux-là qui, furtifs, se glissent du seuil mystérieux dans l’ombre, essuyant leurs bouches avec des mains frissonnantes comme s’il y était resté quelque trace vengeresse et honteuse. » Hélas ! ce rôle qui m’aurait tentée à une autre époque ne me va plus. Vous m’avez toujours exagérée à moi-même, mais, Allan, vous finirez par croire en ce que je suis ! »

Ainsi elle refusait tout, parce qu’elle n’était capable de rien. Le dernier enthousiasme de l’homme — l’enthousiasme de l’orgueil — se brisait contre la réalité de son infortune. Arrivé là, Allan fut sur le point de la mépriser, mais il n’en eut pas le courage. Cette tête dévouée lui imposait. Ce mépris d’Allan devait-il atteindre plus tard cette malheureuse Yseult pour compléter la somme d’amertumes qui avaient empoisonné sa destinée, et démontrer, une fois de plus, l’ingratitude native et impérissable du cœur humain ?