Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/59

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avait été moins innocente, peut-être les baisers que, dans nos jeux, je déposais longuement sur ses paupières auraient-ils troublé son repos. Insensé rêveur ! j’aimais Camille parce qu’elle était votre fille. Je vous imaginais à son âge. Je me faisais par la pensée votre compagnon d’enfance, et j’éprouvais des bonheurs inouïs à vous dire « toi » en lui parlant. Ah ! ces délices folles me rendaient coupable au fond de l’âme, mais coupable seul, rassurez-vous ! L’ignorante enfant ne sentit rien de mes ardeurs à travers l’amiante de son innocence. Sur mes genoux, où je la prenais quelquefois, après de longues promenades ensemble, elle était aussi naïve et aussi joyeuse qu’avec vous. Moi, je me taisais, je regardais ses yeux et j’y cherchais les vôtres. J’embrassais ses cheveux avec trouble, ses cheveux imprégnés peut-être du même parfum qui s’exhalait de ceux que je n’avais jamais respirés. Je lui demandais si elle vous aimait, où vous l’aviez embrassée le matin même, et je poursuivais un vestige du baiser maternel sur ce frais visage, tranquille et pur, et qui, accoutumé à mes caresses, me disait comme il vous l’eût dit à vous-même : « Oui, embrassez-moi sur les yeux, pour les guérir, car le bleu du ciel leur a fait mal à regarder en l’air si longtemps pour recevoir le volant sur ma raquette. » Lorsque nous avions bien couru après les papillons du jardin, je la prenais dans mes bras et je la portais, et je sentais son bras à travers la toile fine de sa robe, contre mon cou nu qu’elle enlaçait. Je me disais qu’elle était votre chair, que le sang qui passait dans la chair de ce bras était votre sang, et je fermais les yeux, tout en la portant, d’une volupté indicible.

« Mais ces moments-là furent de courte durée. L’enchantement fuyait à mesure que mon amour pour vous se