Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/62

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aimer… Mais, ce matin, un mot qui vous a échappé a mis à bout mon courage. Rappelez-vous, quand nous sommes rentrés au salon après notre promenade aux bords de la Douve ?… Vous avez regardé Camille, plus animée qu’à l’ordinaire par la chaleur et l’exercice. Son visage, brûlé par le soleil, allait bien au velours noir de son béret basque. Elle avait noué sa frêle écharpe en cravate autour de son cou pour le préserver des rayons trop vifs. Cette coiffure inclinée sur l’oreille et cette cravate improvisée, lui donnaient un air plus masculin que de coutume. Vous l’avez regardée longtemps sans rien dire, et puis vous vous êtes écriée en l’étreignant et en l’embrassant : « Ah ! comme tu ressembles à ton père ! » Il y a eu tant d’âme dans votre accent, tant d’affection passionnée dans cette caresse soudaine, tant de maternité orgueilleuse dans l’un et dans l’autre, tant de souvenirs évoqués tout à coup… que j’ai saisi l’horrible certitude qui ne m’avait apparu que dans les rapides éclairs du doute, et que je me suis enfui pour ne pas montrer les bouleversements intérieurs que ce mot avait soulevés en moi !

« J’ai erré toute la journée aux environs du château, en proie à des agitations contraires, à des rages, à des accès de pleurs, douloureux comme une agonie. Je ne suis rentré qu’après avoir pris la résolution de vous écrire. Vous êtes tellement ma souveraine, vous m’enchaînez tellement rien qu’à voir, je suis si tremblant devant vous, que j’ai le courage de vous écrire ce que je ne vous dirais pas. Dans cette lettre, Madame, vous ne devez pas voir un reproche. Le reproche appartient à qui possède des droits. Le reproche va du trahi au traître, mais moi je n’a pas de droits et vous ne pouviez me trahir, puisque vous