Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/69

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vécu, et je ne fus jamais assez prude pour ne pas savoir, à leur premier souffle, quelles sont les exigences des passions. C’est de l’amour que vous voulez, Allan, et je n’en ai point à vous donner. Mon Dieu ! je comprends que l’on joue son immortalité à pile ou face ; je conçois que toute la vie on la mette sur le dé pipé d’un amour fragile et qu’on la risque ainsi, sans sourciller ; mais ne faut-il pas qu’un autre amour soit à l’enjeu ?… Ne faut-il pas que quelque chose d’actuel, mais d’enivrant, une chance de bonheur rapide, mais immense, contre le millier de chances de dépérissement, de regret, de misère, de néant qui vous menacent !… Gonflez, exagérez la passion, encore suppose-t-elle cette pauvre chance qui trop souvent lui manque… Mais si jusqu’à cette supposition est impossible, est-ce de la passion qu’il faut appeler un pareil désordre dans la nature humaine ? et n’est-ce pas plutôt une honteuse et incurable extravagance que l’on dignifie avec ce nom-là ?…

« Vous partirez, Allan ; cela est sûr, maintenant. J’aime mieux que vous souffriiez pendant quelques instants d’une jeunesse qui vous dédommagera plus tard, que de vous exposer à des regrets affreux, et moi à des remords éternels. Il ne m’est plus permis d’être légère, et, de vanité, je ne crois pas qu’il en soit resté beaucoup dans mon cœur. Vous partirez donc, cruel enfant, puisque vous n’eûtes pas assez de l’amitié maternelle d’une femme de mon âge. Seulement pour rendre, non pas vos adieux, mais votre séjour loin de moi moins pénible, j’aurai le courage de briser votre dernière espérance… si vous en nourrissiez une encore, sans le savoir, dans l’ombre de votre cœur… Je vous ferai encore ce mal-là pour que vous me