Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/96

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sein en a gardé l’empreinte. Croyez-vous qu’il y ait des lèvres assez puissantes pour l’effacer ?…

Elle prit la main du malheureux jeune homme. — Laissez-moi, — dit-il en tressaillant, avec le ton dur du ressentiment. Elle obéit, et, sans colère et sans tristesse : — Oui, Allan, — répondit-elle, — vous dites bien. Je dois vous laisser à présent. J’ai torturé l’amour que vous avez pour moi, mais c’est la torture de l’art qui guérit. La réalité vient de toucher de son irrésistible souffle les rêveries de votre imagination et les illusions de votre cœur. Voyez ce que je suis, Allan ! Voyez si je vaux votre jeunesse ! je la gâterais, et même mon égoïsme n’en profiterait pas.

« Ô Allan, n’aimez jamais qu’une jeune fille, cet adorable mystère dont on soulève, un à un, tous les voiles ! À cette condition seule il y a bonheur possible. Si cette condition manque, on s’expose à des supplices inouïs. Ai-je donc besoin d’insister, Allan ? Une pauvre caresse faite à Camille ne vous a-t-elle pas blessé au vif ?… Quand la jalousie mâche à vide elle est encore plus furieuse que si elle avait une raison pour exister, et elle humilie, parce que c’est le passé insaisissable qui devient le rival que vous ne pouvez pas punir…

« Et puis, quels entraînements résisteraient à la pensée que la femme aimée a dépensé ce qu’elle avait d’amour donner !… que vous ne raviverez jamais la plus faible des réminiscences de sa jeunesse ! Ah ! demain, — si je vous cédais aujourd’hui, — demain, vous seriez las et dégoûté sans doute. Ne vous flétrissez donc pas, jeune homme, à mes flétrissures, car vous n’auriez pas le triste profit de me flétrir un peu davantage. Toute votre passion y avorterait. J’exige que vous partiez demain.