Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/117

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trouble d’abord et finit par l’asservir. Jeanne rentra au Clos toute pensive, ne pouvant s’empêcher d’associer dans ses émotions intérieures l’idée du sombre prêtre et les menaces du berger.

Mais son activité et ses occupations ordinaires la tirèrent de devant elle, comme on dit, et lui furent de salutaires distractions. Elle se débarrassa de sa pelisse bleue et de ses sabots aux plettes noires, et elle se mit à tourner dans sa maison, le front aussi serein que si rien d’insolite n’avait traversé son esprit.

Elle donna ses ordres accoutumés pour le souper des gens, leur parla à tous comme elle en avait l’habitude et fixa à chacun sa quote-part de travail pour la journée du lendemain. Domestiques et journaliers, les gens du Clos étaient nombreux et formaient une large attablée dans la cuisine de maître Thomas Le Hardouey. Pendant que Jeanne surveillait toutes choses avec cet œil vigilant qui est l’attribut de la royauté domestique comme de l’autre royauté, elle entendit qu’on s’entretenait, autour de la table, du prêtre au noir capuchon qui avait presque épouvanté à la procession tous les paroissiens de Blanchelande. C’était là l’événement du jour.

« Je ne sais pas son nom de chrétien, — disait le grand valet, beau parleur aux cheveux frisés, qui mangeait une énorme galette de sarrasin beurrée de graisse d’oie, — mais Dieu me punisse si on lui ferait tort en l’appelant l’abbé de la goule fracassée !

— J’ai bien vu des coups de fusil dans ma vie, — reprenait à son tour le batteur en grange, qui avait servi sous le général Pichegru, — mais je ne peux