Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/141

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— avez-vous connu, dans le temps, un abbé de la Croix-Jugan ?

— L’abbé de la Croix-Jugan ! Jéhoël de la Croix-Jugan ! qu’on appelait le frère Ranulphe de Blanchelande ! — s’écria tout à coup la Clotte, redevenue Clotilde Mauduit, avec le frémissement d’un souvenir qui galvanisait sa vieillesse, — si je l’ai connu ! Oui, ma fille. Mais pourquoi me demander cela ? Qui vous a parlé de l’abbé de la Croix-Jugan ? Je ne l’ai que trop connu, ce Jéhoël. C’était avant la Révolution. Il était moine à l’abbaye. Sa famille l’y avait mis presque au sortir de son enfance ; et ma jeunesse, à moi, quand je l’ai connu, commençait déjà à se passer. On disait que, comme tant d’autres prêtres de grande famille, il n’avait pas de vocation, mais que, toujours, chez les La Croix-Jugan, le dernier des enfants était moine depuis des siècles. Si je l’ai connu ! oh ! ma fille, comme je vous connais ! Il sortait bien souvent de son monastère, et il s’en venait chez le seigneur de Haut-Mesnil les jours qu’ils appelaient leur jour de sabbat, et il voyait là de terribles spectacles pour un homme qui devait un jour porter la mitre et la croix d’abbé. Jéhoël de la Croix-Jugan ! comme l’appelaient Remy Sang-d’Aiglon de Haut-Mesnil et ses amis, car ils ne lui donnaient jamais son nom religieux de frère Ranulphe, alors qu’il était avec eux, quoiqu’il portât la soutane blanche et son manteau de chanoine de Saint-Norbert par-dessus, quand il venait au château, entre l’office et matines. J’ai ouï dire qu’ils voulaient, en lui donnant son nom de gentilhomme, lui enfoncer dans le cœur un dégoût encore plus profond que ce-