Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/144

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je crois que les vices qu’on a eus vous ensorcellent, car pourquoi, moi que voilà sur le bord de ma fosse, désiré-je revoir ce Jéhoël de la Croix-Jugan ?

— D’autant que vous ne le reconnaîtriez pas, mère Clotte ! — dit Jeanne. — Quand vous le reverrez, on peut vous défier de dire que c’est lui. On raconte que, dans un moment de désespoir, quand il a vu les Chouans perdus, il s’est tiré d’une arme à feu dans le visage. Dieu n’a pas permis qu’il en soit mort, mais il lui a laissé sur la face l’empreinte de son crime inaccompli, pour en épouvanter les autres et peut-être pour lui faire horreur à lui-même. Nous en avons tous tremblé hier, à l’église de Blanchelande, quand il y a paru.

— Quoi ! — reprit la Clotte avec un sentiment d’étonnement, — Jéhoël de la Croix-Jugan n’a plus son beau visage de saint Michel qui tue le dragon ! Il l’a perdu sous le fer du suicide, comme nous, qui l’avons trouvé si beau, nous, les mauvaises filles de Haut-Mesnil, nous avons perdu notre beauté aussi sous les chagrins, l’abandon, les malheurs du temps, la vieillesse ! Il est jeune encore, lui, mais un coup de feu et de désespoir l’a mis d’égal à égal avec nous ! Ah ! Jéhoël, Jéhoël ! — ajouta-t-elle avec cette abstraction des vieillards qui les fait parler, quand ils sont seuls, aux spectres invisibles de leur jeunesse, — tu as donc porté les mains sur toi et détruit cette beauté sinistre et funeste qui promettait ce que tu as tenu ! Que dirait Dlaïde[1] Malgy, si elle vivait et qu’elle te revît ?

  1. Dlaïde, abréviation normande du nom d’Adélaïde. Nous l’écrivons comme on le prononce dans le pays. (Note de l’auteur.)