Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/164

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« Je mépriserais l’homme qui, avec une langue, ne persuaderait pas à une femme ce qu’il voudrait. » Et, d’ailleurs, que les motifs de l’abbé Gaufridi fussent d’un fanatique, d’un insensé ou d’un homme qui faisait habilement servir le Diable à ses passions ; qu’ils fussent purs ou impurs, qu’importe ! il avait voulu exercer une action énergique sur Madeleine de la Palud, et on sait la magie invincible, le coup de baguette de la volonté ! Mais l’abbé de la Croix-Jugan était, comme il le disait lui-même, un restant de torture : il effrayait et tourmentait le regard. Il ne voulait pas, il n’a jamais voulu inspirer à Jeanne de la haine ou de l’amour. La comtesse de Montsurvent m’a juré ses grands dieux que, malgré les bruits qui coururent, et dont maître Louis Tainnebouy avait été pour moi l’écho, elle le croyait parfaitement innocent du malheur de Jeanne. Seulement ce que la vieille comtesse croyait savoir, parce qu’elle avait connu l’ancien moine, les gens de Blanchelande l’ignoraient, et c’est surtout ce qu’on ne comprend pas qu’on explique. L’esprit humain se venge de ses ignorances par ses erreurs.

D’un autre côté, la vie de l’abbé de la Croix-Jugan prêtait merveilleusement aux imaginations étrangères. Il avait, ainsi que l’avait dit Barbe Causseron, la servante du curé, fieffé la maison du bonhomme Bouët, auprès des ruines de l’Abbaye, et il y vivait solitaire comme le plus sauvage hibou qui ait jamais habité un tronc d’arbre creux. Le jour, on ne l’apercevait guères qu’à l’église de Blanchelande, enroulé, comme le premier jour qu’on l’y vit, dans le capuchon de son man-