Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/19

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et qui a vu Du Guesclin défendre son donjon contre les Anglais, ou du littoral de la presqu’île, on avait affaire à Coutances et que, pour arriver plus vite, on voulait prendre la traverse, car la route départementale et les voitures publiques n’étaient pas de ce côté, on s’associait plusieurs pour passer la terrible lande ; et c’était si bien en usage qu’on citait longtemps comme des téméraires, dans les paroisses, les hommes, en très petit nombre, il est vrai, qui avaient passé seuls à Lessay de nuit ou de jour.

On parlait vaguement d’assassinats qui s’y étaient commis à d’autres époques. Et vraiment un tel lieu prêtait à de telles traditions. Il aurait été difficile de choisir une place plus commode pour détrousser un voyageur ou pour dépêcher un ennemi, L’étendue, devant et autour de soi, était si considérable et si claire qu’on pouvait découvrir de très loin, pour les éviter ou les fuir, les personnes qui auraient pu venir au secours des gens attaqués par les bandits de ces parages, et, dans la nuit, un si vaste silence aurait dévoré tous les cris qu’on aurait poussés dans son sein. Mais ce n’était pas tout.

Si l’on en croyait les récits des charretiers qui s’y attardaient, la lande de Lessay était le théâtre des plus singulières apparitions. Dans le langage du pays, il y revenait. Pour ces populations musculaires, braves et prudentes, qui s’arment de précautions et de courage contre un danger tangible et certain, c’était là le côté véritablement sinistre et menaçant de la lande, car l’imagination continuera d’être, d’ici longtemps, la plus puissante réalité qu’il y ait dans la vie des