Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/20

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hommes. Aussi cela seul, bien plus que l’idée d’une attaque nocturne, faisait trembler le pied de frêne dans la main du plus vigoureux gaillard qui se hasardait à passer Lessay, à la tombée. Pour peu surtout qu’il se fût amusé autour d’une chopine ou d’un pot, au Taureau rouge, un cabaret d’assez mauvaise mine qui se dressait, sans voisinage, sur le nu de l’horizon, du côté de Coutances, il n’était pas douteux que le compère ne vît dans le brouillard de son cerveau et les tremblantes lignes de ces espaces solitaires, nués des vapeurs du soir ou blancs de rosée, de ces choses qui, le lendemain, dans ses récits, devaient ajouter à l’effrayante renommée de ces lieux déserts. L’une des sources, du reste, les plus intarissables des mauvais bruits, comme on disait, qui couraient sur Lessay et les environs, c’était une ancienne abbaye que la Révolution de 1789 avait détruite et qui, riche et célèbre, était connue à trente lieues à la ronde sous le nom de l’abbaye de Blanchelande. Fondée au douzième siècle par le favori d’Henri II, roi d’Angleterre, le Normand Richard de la Haye, et par sa femme, Mathilde de Vernon, cette abbaye, voisine de Lessay et dont on voyait encore les ruines il y a quelques années, s’élevait autrefois dans une vallée spacieuse, peu profonde, close de bois, entre les paroisses de Varenguebec, de Lithaire et de Neufmesnil. Les moines qui l’avaient toujours habitée étaient de ces puissants chanoines de l’ordre de Saint-Norbert qu’on appelait plus communément Prémontrés. Quant au nom si pittoresque, si poétique et presque virginal de l’abbaye de Blanchelande, — le nom, ce dernier