Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/190

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plus fort que toutes les orfraies de la chaussée de Broquebœuf.

— Taisez-vous, Jeanne de Feuardent, ma fille ! — interrompit la Clotte avec le geste et l’accent d’une toute-puissante tendresse ; et elle prit la tête de Jeanne-Madelaine et la serra contre son sein desséché, avec le mouvement de la mère qui s’empare d’un enfant qui saigne et veut l’empêches de crier.

— Ah ! je vous fais l’effet d’une folle ! — dit plus doucement Jeanne, que cette mâle caresse d’un cœur dévoué apaisa, — et je le suis bien dans un sens, mais dans l’autre je ne le suis pas… J’ai essayé de tout pour être aimée de ce prêtre. Il n’a pas même pris garde à ce que je souffrais. Il n’a méprisée comme Dlaïde Malgy, comme vous toutes, les filles de Haut-Mesnil, qu’il a dédaignées. Eh bien ! je vous vengerai toutes. Il m’en coûtera ma part de paradis, mais je vous vengerai. Oh ! j’ai été plus folle que je ne le suis aujourd’hui, mère Clotte. Il y a six mois, je ne vous l’ai pas dit alors… je suis allée en cachette aux bergers. Je m’en étais longtemps moquée, d’eux et de leurs sortilèges, mais j’y suis allée, le front bas, le cœur bas… J’ai reconnu celui que j’avais vu sous la porte du Vieux Presbytère, qui m’avait fait cette menace que je n’ai jamais pu oublier. Je l’ai prié, ce mendiant, ce vagabond, ce pâtre, comme on ne doit prier que Dieu, d’avoir pitié de moi et de m’ôter le sort qu’il m’avait jeté. J’ai usé mes genoux devant lui, dans la poussière de la lande ! J’en aurais mangé, s’il l’avait voulu, de cette poussière ! Je lui ai donné mes pendants d’oreilles, ma jeannette d’or, mon esclavage,