Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/30

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brouillard, c’est assez l’heure où il commence ; — je lui montrai du doigt un cercle de vapeurs bleuâtres qui dansaient à l’horizon depuis que le soleil couché avait emporté les derniers reflets incarnats qu’il laisse après lui dans le ciel. — Il serait prudent peut-être de nous mettre en marche et de ne pas nous attarder plus longtemps.

— C’est la vérité, — fit-il. — Il est temps de filer notre nœud, comme disent les matelots. La Blanche a mangé sa trémaine, et je serai à vous dans une petite minute de temps. Mère Giguet, — reprit-il de sa voix impérieuse et forte, — combien la Blanche et moi vous devons-nous ? »

Je le vis plonger la main dans une ceinture de cuir à poches, comme en portent les herbagers de la vallée d’Auge, et il paya ce qu’il devait à l’hôtesse, plantée sur le seuil à nous regarder. Il alla chercher sa Blanche, comme il l’appelait, et qui était digne de son nom, car c’était une belle jument blanche comme une jatte de lait, à naseaux roses, et qui, crottée jusqu’à la sous-ventrière, n’en était que plus digne de son très crotté cavalier. Elle mangeait sa trémaine, comme il avait dit, attachée à un anneau de fer incrusté dans le pignon du cabaret. Cachée par un angle du mur, je ne l’avais pas remarquée. À peine eut-elle entendu la voix de son maître, qu’elle se mit à hennir et à frapper la terre de son sabot avec une gaîté qui ressemblait à une violence.

Maître Tainnebouy, puisque tel était le nom de mon compagnon de voyage, raffermit un énorme manteau bleu, posé en valise sur sa selle, brida sa jument