Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/38

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vous croire, maître Louis Tainnebouy, quand vous exceptez des routes sûres de votre département cette lande de Lessay. Je suis, comme vous, un voyageur de nuit ; j’ai déjà bien couru, et en plus d’un pays, dans ma vie ; mais je n’ai jamais vu, que je me rappelle, d’endroit qui se prêtât mieux à une attaque nocturne que celui-ci. Il n’y a pas d’arbres, il est vrai, derrière lesquels on puisse se cacher pour ajuster ou surprendre le voyageur, mais voilà des replis de terrain, des espèces de buttes derrière lesquelles un coquin peut se coucher à plat ventre pour éviter le regard de l’homme qui passe et lui envoyer un bon coup de fusil quand il est passé.

— Par l’oiseau de saint Luc, qui est le patron des bouviers, — dit l’honnête fermier, — vous seriez fort en devinailles, monsieur, comme on dit chez nous. Vous avez deviné tout à l’heure, en m’entendant causer, que j’étais de Saint-Sauveur-le-Vicomte, et v’là que vous devinez maintenant ce que les sacrés bandits étaient usagés de faire, quand il y en avait dans ces parages. Vère, monsieur, comme vous dites, ils se blottissaient derrière ces buttes, à la façon d’un lièvre au gîte, car il y a bien des places comme celle-ci dans la lande, qui est bossuée comme la vieille casserole de cuivre d’un magnan[1]. Le plus souvent, s’ils étaient deux, ils se mettaient comme qui dirait l’un ici, l’autre là, et, au moment où vous passiez, l’un se levait tout droit de sa butte et sautait à la bride de votre cheval, tandis que l’autre, qui sortait aussi de

  1. Revendeur ambulant.