Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/39

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sa cachette, vous empoignait la cuisse, et à eux deux ils vous avaient bientôt démonté. Quelquefois ils ne faisaient pas tant de cérémonies : ils se contentaient de vous envoyer une charge de plomb en guise de coup de chapeau. Qui diable entendait le coup de fusil dans ces espaces ? Tout au plus, de ce côté de la lande, la mère Giguet du Tauret rouge, qui se gardait bien d’en souffler un mot, de peur de discréditer sa maison.

— Et une maison qui ne flaire pas comme baume ! l’ami, — repris-je. — On m’a dit à Coutances qu’il ne fallait pas trop s’y arrêter.

— Ce sont là des mauvais propos et des commérages, — repartit maître Louis Tainnebouy, — une espèce de méchant renom qui tient au voisinage de la lande et à la mine de l’auberge plus qu’à autre chose. Je connais la mère Giguet depuis plus de vingt ans, monsieur. Son mari était boucher à Sainte-Mère-Église. Je lui ai vendu plus d’une couple de bœufs qu’il m’a toujours bien payés, rubis sur l’ongle, comme on dit. Mais le malheur est entré dans sa maison à la mort de sa fille, un beau brin de blonde, aux joues comme son tablier d’incarnat des dimanches, morte à l’âge des noces. Elle n’avait pas dix-huit ans quand Dieu la prit. Pauvre jeunesse ! De ce moment-là, la chance a tourné pour les Giguet. Le père n’a plus eu le cœur à l’ouvrage. Il était toujours si hargagne, qu’on disait partout qu’il avait une maladie noire. Pour noyer son chagrin, il s’adonna à l’eau-de-vie, et il a été promptement tourné. Quant à la mère, elle sécha sur pied comme un arbre frappé aux racines. Elle n’avait pas