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Page:Barbey d’Aurevilly - Les Bas-bleus, 1878.djvu/219

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Et en effet, qu’on me passe le mot : Eugénie de Guérin est le talent le plus pieds nus de simplicité et d’ignorance que je connaisse, quoique Mme de Blocqueville qui, si elle n’a pas de talent en paquet, a bien des paquets de lecture dans le talent, l’accuse de prétention quelque part. Je me permettrai de contrarier légèrement sur ce point Mme la marquise. Eugénie de Guérin ressemble à ce portrait de sainte Germaine dans lequel on fait passer si gentiment et si chastement à la petite pastoure un ruisseau avec ses pieds nus… Elle n’a pas, en toute sa personne, la moindre nuance de bas-bleuisme. Elle n’avait rien lu que saint François de Sales (et c’était tant pis, car elle lui a pris de ses grâces mignardes) avant son arrivée à Paris. Là elle toucha à Chateaubriand et à Sainte-Beuve et s’en mit une goutte dans son verre d’eau claire, où depuis tombèrent des larmes qui firent reprendre au verre d’eau sa limpidité et sa clarté premières… Mme Swetchine, sans sa piété vraie et avec son éducation pédantesque, aurait été un bas-bleu de forte espèce, parfaitement caractérisé, et Mme de Blocqueville tient beaucoup plus d’elle que d’Eugénie de Guérin, sous le charme de laquelle elle se débat un peu, comme elle se débat, mais plus convulsivement, sous la puissance magique de cet enchanteur à poison qui s’appelle Henri Heine, et qui est le péché mignon de la haute Dévote de son livre, — la duchesse Eltha, qui pourrait bien, au fond, n’être qu’une marquise… Mme de Blocqueville a beau assurer dans sa préface, avec des airs oraculaires et mystérieux, qu’Eltha et Lucio, qui se font l’amour tout le temps du livre, ne sont pas des amants et qu’elle ne peut pas en dire davantage. Qui cherche trouve, ajoute-t-elle pour nous éloigner, en nous faisant chercher. Je ne chercherai point. Quelque habiles que soient à costumer des poupées les petites filles grandies qu’on nomme des femmes, elles ne costument point d’abstraction ; et sous leur plume, je ne crois, moi, comme un beau diable, qu’à des portraits !