Page:Barbey d’Aurevilly - Les Philosophes et les Écrivains religieux, 1860.djvu/289

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cerveaux qui aient élargi un crâne d’homme le sophiste brillante du concile de Sens, le philosophe qui incuba son conceptualisme équivoque dans le grossier nominalisme de Roscelin, elle veut nous prouver, par-dessus le marché, que l’amant vaniteux d’Héloïse fut le plus grand cœur qui ait jamais filtré un sang de feu dans une poitrine. Elle profite pour cela d’un préjugé populaire et de la légende telle que l’écrit la générosité des peuples sous la dictée de l’infortune. Pendant que des Chrétiens, avec l’ardeur de je ne sais quelle bassesse, découronnent jusqu’à Jésus-Christ, et nous le montrent strictement dans la nature nue de son humanité, comme l’a fait le P. Lacordaire, la Philosophie, plus habile et plus fière, multiplie les auréoles autour de la tête de ses Élus. La voici qui veut en attacher deux à Abailard, — le nimbe qui se joue autour des tempes pensives du génie, et le rayon, sortant des cœurs qui ont beaucoup aimé et noblement souffert. Elle s’entend à sculpter ses Saints dans l’intérêt de sa chapelle. De braves niais qui ne verraient dans la publication de M. Didier qu’une étude désintéressée du cœur, qu’une anatomie de la passion dans deux âmes, et rien de plus, parce que nulle question philosophique n’y est agitée, ne connaîtraient pas grand’chose aux tactiques de la Philosophie, et mériteraient bien de se prendre à toutes les souricières qu’elle nous tend.

Elle est là, en effet, tout entière. Les preuves affluent pour l’affirmer. La publication de M. Didier a pour master-piece la traduction des lettres d’Héloïse et d’Abailard par M. Oddoul, avec une longue préface métaphysico-