Page:Barbey d’Aurevilly - Les Poètes, 1862.djvu/350

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encore celle de Merlin ! Excepté le talent, qui a subi l’action du temps, non son action féconde, mais son action funeste, excepté le talent, je ne vois dans Merlin l’Enchanteur, au bout de trente ans d’intervalle, qu’une redite de l’Ahasverus ! C’est bien la peine d’avoir vécu trente ans ! Il est vrai que M. Edgar Quinet a fait, pendant ce temps, autre chose que Merlin. Il a fait un poème sur Napoléon. Il s’est un instant reposé de l’éjaculation des Épopées, dont il est le volcan, en nous racontant l’histoire des Épopées françaises qui n’étaient pas les siennes. C’était modeste ! Puis, il a été professeur, historien, représentant du peuple et colonel d’une légion dans la garde nationale de Paris. Et qui sait ? … c’est peut-être parce qu’il n’est plus tout cela que, de loisir forcé, cet homme, fait pour les grandes besognes, et de prétention épique dans l’action comme dans la pensée, nous a donné ce ruminement d’Ahasverus, L’Enchanteur Merlin !

Et si ce n’était qu’en matière d’idées que Merlin fût un ruminement, je ne m’en étonnerais pas, car les têtes toutes-puissantes qui renouvellent leur inventaire intellectuel et aient plus d’une source d’inspiration à leur service, le nombre en est infiniment restreint parmi les poètes, même parmi ceux que le monde appelle les plus grands. La plupart, sinon tous (et je ne vois guère que Shakespeare qu’on puisse excepter), n’ont presque jamais eu dans l’esprit qu’un seul sujet qu’ils reprennent, retournent, renouvellent et transforment ; préoccupation qui n’est qu’un esclavage sublime, thème incommutable, posé par Dieu dans leur pensée, et sur lequel ils sont condamnés,