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Page:Barbey d’Aurevilly - Lettres à Trébutien, I, 1908.djvu/22

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à Caen, dans un de ces jaunes ennuis à faire devenir un honnête homme ivrogne ou assassin. Il est vrai que pour en rompre la monotonie je me suis donné les grâces du plus insolent cartel, mais j’ai eu affaire à un de ces êtres mellifluents qui se traînent à plat ventre et qui ne relèvent pas la tête comme la couleuvre. Cela m’a été fort égal, car l’obstacle qui m’avait irrité a disparu tout comme si fer ou plomb l’avait mis en morceaux. J’étais un fier sot de n’avoir pas fait entrer la bassesse humaine dans mon calcul, mais riez de moi, Trebutien ! il y en a des profondeurs si inouïes que jamais je n’aurais osé les soupçonner. Comme une femme est mêlée à ceci et dont le nom ne m’appartient point, je ne vous en dirai pas davantage.

Quand vous reverrai-je, mon ami ? Vous devinez dans cette question l’expression d’un regret bien vif. Ce regret s’est prononcé davantage encore pendant ma quinzaine à Caen. Je vous jure que vous aviez la plus grande partie de mes pensées et que l’heure à laquelle j’allais voir chaque jour votre mère bien religieusement, en souvenir de vous, j’éprouvais un invincible sentiment de tristesse quand j’entrais là où j’avais l’habitude de vous trouver et où nous avons tant échangé de joyeux propos. — Ce n’est pas vous qui verrez de l’affectation dans ce que je vous dis là.

Mon ami, écrivez-moi vite et longuement. Passé la mer, le papier en petit format est prohibé. Savez-vous qu’il faut que je vous aime diablement pour vous envoyer cette immensité du fond de ma béatitude ? À en juger par ce que je sens, et en faisant induction de moins à plus, le bonheur doit coaguler dans de la gélatine de mollusque. Mais la torpille a beau engourdir la tête, le cœur lui échappe quand il est dévoué comme le mien. — Écrivez-moi à Caen, place Malherbe, no 2. J’ai là une amie[1] qui saurait mon adresse,

  1. Mlle Aimée Lefoulon.