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Page:Barbey d’Aurevilly - Lettres à Trébutien, I, 1908.djvu/21

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pas de ces cristallisations faites avec des larmes et sur lesquelles le soleil de la pensée a éternisé son rayon : rien ne les nacre, ces larmes incolores qui moururent presque inaperçues sous la paupière qui les dévora. Obermann est un fœtus en intelligence, pataugeant dans Tamnios de la rêverie. C’est une organisation manquée, sans phallus et sans cerveau, et je m’imagine que le cœur de sa poitrine ressemble au point imperceptible et sanglant que forme le germe dans l’œuf, première et lointaine apparition de la vie, — puis, sans développement ultérieur, l’embryon vient à mourir, il s’atrophie comme s’il avait eu des organes… Destinée à faire pitié ! Lac si épais que rien ne s’y reflète en y passant, ni l’ombre d’une pensée ni l’ombre d’une femme. Si la nature y a laissé une empreinte isolée, c’est qu’elle ne quitta pas ses rives, c’est que nous ne rêvons point à vide en tant que nous rêvons, c’est que dans cette informe conscience la sensation brute du monde extérieur était tout ce qui retentissait le mieux. Ou plutôt c’est que l’homme n’est jamais complet même dans l’incomplet, et que ne pensant pas à faire un livre, mais écrivant comme on regarde marcher son ombre au soleil, Obermann s’est surpris à faire le beau, c’est-à-dire à avoir des velléités d’écrivain.

Assez de jugements littéraires. Parlons de nous, mon cher ami. — J’ai quitté Paris il y a cinq semaines. Les journaux français ont dû vous apprendre qu’il s’y conspire un drame de votre Hugo, la grande idole de Djagrenaut dont votre imagination est le Brahme ; c’est Marie Tudor, comme vous savez. En ma qualité d’amateur de scandale, j’espère être retourné pour la première représentation de ladite pièce. Que ne vous ai-je avec moi, mon ami, à cette exaltation nouvelle de votre titanique poète. Je souligne, car je donne l’épithète en votre nom.

Avant de me réfugier où je suis et où je vis d’une vie si pleine et pourtant si molle, j’ai passé à peu près quinze jours