Page:Barbusse - L’Enfer.djvu/130

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lui a dite ; elle se la rappelle avec une sorte d’ingéniosité extraordinaire, d’habileté admirable, pour, d’avance, lui fermer la bouche et se torturer plus.

— Ah ! tiens, écoute… Te rappelles-tu… Un soir, sous la lampe. Je feuilletais un livre ; tu me regardais. Tu es venu près de moi, tu t’es agenouillé. Tu m’as enlacé la taille, tu as posé ta tête sur mes genoux, et tu as pleuré. J’entends encore ta voix : « Je pense, disais-tu, que ce moment ne sera plus. Je pense que tu vas changer, mourir, que tu t’en vas, — et que maintenant, pourtant, tu es là !… Je pense, avec une immense ferveur de vérité, combien les moments sont précieux, combien tu es précieuse, toi qui ne seras plus jamais telle que tu es, et je supplie et j’adore ta présence indicible de ce moment-ci. » Tu as regardé ma main, tu l’as trouvée petite et blanche, et tu as dit que c’était un trésor extraordinaire, qui disparaîtrait. Puis tu as répété : « Je t’adore », d’une voix tellement tremblante, que je n’ai jamais rien entendu de plus vrai et de plus beau, car tu avais raison à la façon d’un Dieu.

« Et autre chose encore : un soir que nous étions restés longtemps ensemble, et que rien n’avait pu dissiper tes sombres préoccupations, tu as caché ta figure dans tes mains et tu m’as dit cette parole affreuse qui m’a pénétrée et qui est restée dans la plaie : « Tu changes ; tu as changé ; je n’ose pas te regarder, de peur de ne pas te voir !

« Tu sais, c’est ce soir-là que tu m’as parlé des fleurs coupées : des cadavres de fleurs, disais-tu, et tu les comparais à de petits oiseaux morts. Oui,