Page:Barbusse - L’Enfer.djvu/157

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il n’ose pas aller dans l’avenir. Je vois l’effort qu’il fait pour se rapprocher de quelque point lumineux des jours écoulés.

— Carpeia, Carpeia ! fit-il. Vous souvenez-vous, Anna, de cette matinée enchantée de lumière ? Le passeur et sa famille étaient à table en pleine campagne. Quelle flamme sur la nature !… La table ronde et pâle comme un astre. Le fleuve luisait. Au bord, des tamaris avec des lauriers-roses. Non loin était le barrage au soleil : le long coup d’épaule étincelant du fleuve… Le soleil fleurissait toutes les feuilles. L’herbe brillait comme si elle eût été pleine de rosée. Les buissons semblaient avoir des bijoux. Le vent était si faible que c’était un sourire, pas un soupir.

Elle l’écoutait ; elle recueillait ses paroles, ses révélations, placide, profonde et limpide comme un miroir.

— La famille du passeur, reprit-il, n’était pas au complet. La jeune fille s’était éloignée, et, à l’écart des siens, assez loin pour ne pas les entendre, rêvait, assise sur un banc rustique. Je vois l’ombre doucement verte du grand arbre sur elle. Elle était au bord du mystère violet du bois, avec sa pauvre robe.

« Et j’entends les mouches qui bourdonnaient dans cet été lombard, autour de la rivière sinueuse qu’on longeait et qui, à mesure, se déployait avec des grâces.

« … Qui dira, murmura l’évocateur, qui traduira dans une œuvre le bourdonnement d’une mouche ! C’est impossible. Peut-être parce que ce