Page:Barbusse - L’Enfer.djvu/291

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et un instant, j’écoute ce que ce piano confie à ceux qui sont là.

Puis je me suis assis sur un banc. De l’autre côté de l’avenue parcourue par le soleil couchant, est un autre banc sur lequel ont pris place deux hommes. Je les aperçois nettement. Ils paraissent tous deux accablés par un même sort, et une ressemblance de tendresse les unit ; on voit qu’ils s’aiment. L’un parle, l’autre écoute.

J’imagine quelque tragédie secrète qui monte au jour… Pendant toute leur jeunesse ils se sont infiniment aimés ; leurs idées étaient pareilles et tout échangées. L’un s’est marié. C’est celui qui parle et semble alimenter la tristesse commune. L’autre a fréquenté avec discrétion le ménage, peut-être a-t-il désiré vaguement la jeune femme, mais il a respecté sa paix et son bonheur. Ce soir, son ami raconte que sa femme ne l’aime plus, alors que lui l’adore encore de tout son être. Elle se désintéresse de lui, se détourne ; elle ne rit et ne sourit que toutes les fois qu’ils ne sont pas seuls. Il avoue cette détresse, cette blessure à son amour, à son droit. Son droit ! Il croyait en avoir sur elle, et vivait dans cette inconsciente notion ; puis il a bien regardé et il a vu qu’il n’en avait pas… Et alors, l’ami réfléchit, à quelque parole de choix qu’elle lui a dite, à un sourire qu’elle lui a montré. Bien qu’il soit bon et candide, et encore parfaitement pur, une tendre, chaude et irrésistible espérance s’insinue en lui ; peu à peu, à mesure qu’il entend la confidence désespérée, sa figure s’élève et il sourit à cette femme !… Et rien ne peut empê-