Page:Barbusse - L’Enfer.djvu/45

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gique, l’harmonie intense et déchirée, où est tout cela ? Cette écriture ne vit pas. C’est un grillage de mots sur la réalité ; les phrases sont là, noires et régulières, à travers le papier, comme des chaînes.

Comment faut-il faire pour que de ces signes morts s’élève la vérité ?

J’ai essayé de tourner la difficulté. J’ai cherché le détail typique, évocateur… Me rappelant une impression qui m’était venue, lorsque je l’avais tout d’abord aperçue dans la lueur de la fenêtre, je voulus y insister : « Il y avait sur elle du bleu, du vert, du jaune. » Cela n’a jamais été ainsi ; ce barbouillage d’enfant n’est pas la vérité ; je le détruis… L’important, c’est de décrire son corps. Je m’y consacre minutieusement, je fais des comparaisons avec une statue antique. En me relisant, dans une colère, j’anéantis d’un trait ce replâtrage.

J’essaie des mots crus, plus énergiques, me semble-t-il, et, peu à peu, je me laisse aller à inventer des détails pour atteindre à l’acuité du souvenir : « Elle prenait des poses lubriques… »

Non ! non ! Ce n’est pas vrai !

Tout cela sont des mots inertes qui laissent subsister, sans pouvoir y toucher, la grandeur de ce qui fut ; ce sont des bruits inutiles et vains ; c’est comme l’aboi d’un chien, le bruit des branches au souffle du vent.

J’ai ouvert ma main, laissé rouler ma plume, accablé d’impuissance, de défaite, de morne folie.

Comment se fait-il qu’on ne puisse pas dire ce qu’on a vu ? Comment se fait-il que la vérité fuie devant nous comme si ce n’était pas de la