Page:Barbusse - L’Enfer.djvu/58

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Et tandis que la chambre est vide comme un sanctuaire, je pense à leur regard, à leur premier regard d’amour que j’ai vu.

Personne, avant moi, n’a pu voir un premier regard. J’étais à côté d’eux, mais loin d’eux. Je comprenais et lisais, sans être impliqué dans l’étourdissement de l’action, ni perdu dans la sensation. C’est pour cela que j’ai vu ce regard. Eux, ne savent pas quand il a commencé, ne savent pas que c’est le premier ; après, ils l’oublieront ; les progrès urgents de leurs cœurs viendront détruire ces préludes. On ne peut pas plus savoir son premier regard qu’on ne peut savoir son dernier regard.

Je me souviendrai, quand eux ne se souviendront plus.

Je ne me rappelle pas, moi, mon premier regard, mon premier don d’amour. Cela fut, pourtant. Ces divines simplicités se sont effacées de moi. Mon Dieu, qu’est-ce que je garde, pourtant, qui les vaille ! Le petit être que j’étais est mort tout entier sous mes yeux. Je lui survis, mais l’oubli m’a tourmenté, puis vaincu, la tristesse de vivre m’a ruiné, et je ne sais guère ce qu’il savait. Je me rappelle n’importe quoi, au hasard, mais le plus beau et le plus doux est dans le néant.

Eh bien, ce cantique trop tendre que je viens d’écouter, tout plein d’infini et débordant de sourires neufs, ce chant précieux, je le prends, je l’ai, je le garde. Il palpite sur mon cœur. J’ai volé, mais j’ai sauvé de la vérité.