Page:Barbusse - L’Enfer.djvu/8

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situation dans une banque. Mes jours vont changer. C’est à cause de ce changement que, ce soir, je m’arrache à mes pensées courantes et que je pense à moi.

J’ai trente ans ; ils sonneront le premier jour du mois prochain. J’ai perdu mon père et ma mère il y a dix-huit ou vingt ans. L’événement est si lointain qu’il est insignifiant. Je ne me suis pas marié ; je n’ai pas d’enfants et n’en aurai pas. Il y a des moments où cela me trouble : lorsque je réfléchis qu’avec moi finira une lignée qui dure depuis l’humanité.

Suis-je heureux ? Oui ; je n’ai ni deuil, ni regrets, ni désir compliqué ; donc, je suis heureux. Je me souviens que, du temps où j’étais enfant, j’avais des illuminations de sentiments, des attendrissements mystiques, un amour maladif à m’enfermer en tête à tête avec mon passé. Je m’accordais à moi-même une importance exceptionnelle ; j’en arrivais à penser que j’étais plus qu’un autre ! Mais tout cela s’est peu à peu noyé dans le néant positif des jours.

Me voici maintenant.

Je me penche de mon fauteuil pour être plus près de la glace, et je me regarde bien.

Plutôt petit, l’air réservé (quoique je sois exubérant à mes heures) ; la mise très correcte ; il n’y a, dans mon personnage extérieur, rien à reprendre, rien à remarquer.