Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/174

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Il fait demi-tour, et c’est lui qui m’entraîne.

— Ben, fichons l’camp, puisqu’y a plus rien. Quand on regard’ra la place des choses pendant une heure ! Mettons-les, mon pauv’ vieux.

On s’en va. Nous sommes les deux vivants faisant tache dans ce lieu illusoire et vaporeux, ce village qui jonche la terre, et sur lequel on marche.

On remonte. Le temps s’éclaircit. La brume se dissipe très rapidement. Mon camarade qui fait de grandes enjambées, en silence, le nez par terre, me montre un champ :

— Le cimetière, dit-il. Il était là avant d’être partout, avant d’avoir tout pris à n’en plus finir, comme une maladie du monde.

À mi-côte, on avance plus lentement. Poterloo s’approche de moi.

— Tu vois, c’est trop, tout ça. C’est trop effacé, toute ma vie jusqu’ici. J’ai peur, tellement c’est effacé.

— Voyons : ta femme est en bonne santé, tu le sais ; ta petite fille aussi.

Il prend une drôle de tête :

— Ma femme… J’vas t’dire une chose : ma femme…

— Eh bien ?

— Eh bien, mon vieux, je l’ai r’vue.

— Tu l’as vue ? Je croyais qu’elle était en pays envahi ?

— Oui, elle est à Lens, chez mes parents. Eh bien, je l’ai vue… Ah ! et puis, après tout, zut !… Je vais tout te raconter ! Eh bien, j’ai été à Lens, il y a trois semaines. C’était le 11. Y a vingt jours, quoi.

Je le regarde, abasourdi… Mais il a bien l’air de dire la vérité. Il bredouille, tout en marchant à côté de moi dans la clarté qui s’étend :

— On a dit, tu t’rappelles p’t’êt’… Mais t’étais pas là, j’crois… On a dit : faut renforcer le réseau de fils de fer en avant de la parallèle Billard. Tu sais c’que ça veut dire, ça. On n’avait jamais pu le faire jusqu’ici : dès qu’on