Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/350

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travaillent allongés, peinent et se tournent et retournent, comme ceux qui ont des cauchemars. La terre, dont la première couche nous fut légère à enlever, devient glaiseuse et collante, est dure à manier et adhère à l’outil comme du mastic. Il faut, à chaque pelletée, racler le fer de la bêche.

Déjà serpente une maigre bosselure de déblais, et chacun se donne l’impression de renforcer cet embryon de talus avec sa musette et sa capote roulée, et se pelotonne derrière ce mince tas d’ombre lorsqu’une rafale arrive…

On transpire quand on travaille ; dès qu’on s’arrête, on est transpercé de froid. Aussi est-on obligé de vaincre la douleur de la fatigue et de reprendre la tâche.

Non, on n’aura pas fini… La terre devient de plus en plus lourde. Un enchantement semble s’acharner contre nous et nous paralyser les bras. Les fusées nous harcèlent, nous font la chasse, ne nous laissent pas remuer longtemps ; et, après que chacune d’elles nous a pétrifiés dans sa lumière, nous avons à lutter contre une besogne plus rétive. C’est avec une lenteur désespérante, à coup de souffrances, que le trou descend vers les profondeurs.

Le sol s’amollit, chaque pelletée s’égoutte et coule, et se répand de la pelle avec un bruit flasque. Quelqu’un, enfin, crie :

— Y a d’la flotte !

Ce cri se répercute et court tout le long de la rangée de terrassiers.

— Y a d’la flotte. Rien à faire !

— L’équipe où est Mélusson a creusé plus profond, et c’est de l’eau. On arrive à une mare.

— Rien à faire.

On s’arrête, dans le désarroi. On entend, au sein de la nuit, le bruit des pelles et des pioches qu’on jette comme des armes vides. Les sous-officiers cherchent à tâtons l’officier pour réclamer des instructions. Et, par places, sans en demander davantage, des hommes s’endorment