Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/319

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V

La première fois que Gérard de Nerval aperçut son double, il fut saisi d’une grande angoisse. C’était la nuit, au poste. Deux amis étaient venus le réclamer, l’avaient emmené — il s’était vu les suivant — et il s’était néanmoins retrouvé sur son lit de camp. — « Je frémis, dit-il, en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et que, lorsqu’il le voit, la mort est proche. » Il ne mourut pourtant pas, rencontra de nouveau cet étranger « qui était lui-même », et se demanda avec un mélange de terreur et de colère : — « Quel était donc cet esprit qui était moi et en dehors de moi ? » L’idée lui vint qu’au lieu d’être le double des légendes, cet autre Gérard de Nerval pourrait bien être le « frère mystique » des traditions orientales. Il n’explique pas autrement ce qu’il faut entendre par cette expression ; mais, à ne la prendre que pour une image, elle est, en ce qui le concerne, d’une justesse frappante. Gérard de Nerval a toujours eu deux moi, bien qu’il ne s’en soit pas toujours rendu compte. Il a toujours été sujet à des phénomènes anormaux qui offrent des analogies avec ceux que la psychologie moderne étudie scientifiquement sous le nom de dédoublement de la personnalité. Cette espèce de dualité est la clef de son talent comme de son caractère, de l’œuvre comme de l’homme ; il ne faut jamais la perdre de vue.

Son moi normal, très doux et très serein, ennemi de toute violence et de toute exagération, tenait la plume lorsqu’il écrivait, et la garda jusqu’aux derniers jours. C’est à lui qu’appartenaient le style limpide que les