Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/365

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l’instant où le moi fou reprenait le dessus. La main s’interrompait alors d’écrire pour tracer des figures cabalistiques ; on pouvait lire sur son manuscrit une démonstration de l’Immaculée Conception par la géométrie. L’ensemble constitue un document physiologique de premier ordre ; je ne vois à lui comparer, dans toutes les littératures, que les Confessions d’un mangeur d’opium, de Thomas de Quincey.

La première partie de ces cruels mémoires parut le 1er janvier 1855, dans la Revue de Paris. Le 20 du même mois, Maxime Du Camp et Théophile Gautier causaient ensemble dans le bureau de la Revue. Paris était sous la neige et le froid intense : « Gérard entra, raconte Du Camp ; il portait un habit noir si chétif que j’eus le frisson en le voyant. Je lui dis : — Vous êtes bien peu vêtu pour affronter un froid pareil. Il me répondit : — Mais non, j’ai deux chemises ; rien n’est plus chaud. » Gautier insistait pour lui prêter un paletot. Il refusa, assurant que le froid était tonique, commença à divaguer, puis tira de sa poche un cordon de tablier de cuisine et le leur fit admirer : — C’est, disait-il, la ceinture que portait Mme de Maintenon quand elle faisait jouer Esther à Saint-Cyr. » Ils voulurent le retenir ; Gérard de Nerval leur échappa et disparut.

Le 24, il écrivit à un ami : « Viens me reconnaître au poste du Châtelet. » Il était allé passer la nuit dans un cabaret des Halles pour travailler au Rêve, et avait été raflé avec des bohémiens. L’ami le trouva encore sans paletot — la Seine charriait, — et très affecté de la pensée qu’il ne terminerait jamais son manuscrit : « Je suis désolé, disait-il ; me voilà aventuré dans une idée où je me perds ; je passe des heures entières à me retrouver… Croyez-vous que c’est à peine si je peux écrire vingt lignes par jour, tant les ténèbres