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LA VALLÉE DE LA MOSELLE

le grand philosophe allait contempler au square des Invalides.

— Oui, François, cette terre a produit une famille : tous les miens y puisèrent par leurs racines ; et mon âme s’est faite de leurs âmes additionnées, de la nature du sol et des circonstances de l’histoire. Mais je te ferai voir un « arbre » d’une autre ampleur ! C’est même pour cet objet exactement que je t’ai invité, et tu seras content. Maintenant, je vois que tu bâilles ; viens dire bonsoir à ma grand’mère et je te conduirai à ta chambre. Demain, nous passerons une tranquille journée et je t’exposerai mon plan de voyage.

Saint-Phlin n’atteignait pas encore cet âge où l’animal, ayant perdu sa première brutalité et son agitation, qui le faisaient incapable de voir et de sentir, s’apaise, ouvre les yeux, s’écoute respirer, s’attriste, croit enfin qu’il mourra, et dès lors jouit des réalités dans leur minute, — un cheval en sueur qui passe du soleil à l’ombre, la marche révélatrice d’une fille, les grandes feuilles pendant d’un antique platane, — et ne reçoit plus des beautés, qui jadis l’eussent entraîné, d’autres sentiments que pour dire : « Je vois, je sais, je sens qu’à chaque minute je me meurs. » Il n’était pas à ce point maté par la suite des jours, mais déjà il se plaisait sous les mêmes allées, avec les mêmes livres qui avaient formé sa jeunesse, à remettre ses pas dans ses pas. Et puis, de naissance, il possédait une âme délicate et charmante ; il avait de sa famille, de ses horizons, de cette étroite patrie, une notion respectueuse et chère. Si l’histoire de Lorraine n’était entrée pour rien dans sa culture clas-