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L’APPEL AU SOLDAT

anglaise, et certains républicains français, ont pu s’enthousiasmer pour un homme que j’appellerais un fantoche. De même, quand tu admires le Dominiquin, le Guerchin, j’apprends une fois de plus qu’il n’y a pas d’absolu, que cela même qui nous paraît le plus certain est relatif. On peut donc se plaire devant les Bolonais ! Et comme je te connais, je vois à peu près les conditions intellectuelles d’un tel goût, allons, laisse-moi dire d’une telle aberration.

« À mon tour, je voudrais t’exposer avec précision ce que je ressens. Tu connais ma manière, je suis systématique, je demeure dans mon sillon, mais il me semble que je puis creuser profondément et longtemps. Depuis dix-huit mois, j’ai travaillé « comme un bœuf », ainsi que disent les étudiants allemands. Je sens mes épaules s’élargir, mes reins se fortifier, et ce m’est une joie prodigieuse de pouvoir me tenir longtemps en arrêt sur le même objet, sans le perdre du regard, de façon à inspecter le plus grand nombre possible des plans dont la série indéfinie le traverse. Mon labeur est favorisé par la vie que j’ai cru devoir me faire. Les jeunes Allemands que je coudoie sont fort courtois, mais, comme Français, j’ai voulu vivre en « sauvage » ; c’est le nom de ceux qui n’appartiennent à aucune association, et, appliqué à mon cas, ce terme doit recevoir sa pleine signification. Enfin, tu me comprendras si je t’exprime que je suis dans une période héroïque.

« Tu sais que je lisais l’allemand comme le français. D’abord, à Heidelberg, j’ai suivi les sermons, les théâtres, tout ce qui pouvait faire mon oreille habile. Les cours s’ouvrirent ; je leur demandais de m’introduire aux études historiques ; ils furent pour