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LEURS FIGURES

nité, la physionomie fausse et terrible. Ni l’un ni l’autre n’ont d’amis : ils ne se proposent jamais rien que pour surnager et pour dominer, et ils ne s’interrompent jamais de cette fureur. Toutefois, Suret-Lefort, plus éloigné que Bouteiller de la première fournée républicaine où il y eut des hommes d’État, est avant tout « électoral », c’est-à-dire amène, bénisseur et sachant rire. Par là il comptait chez ses collègues et chez les journalistes plus de sympathies que son rival du jour : ce fut une traînée de poudre pour se réjouir de son succès.

En sortant de la Commission, Bouteiller ne quitta point le Palais-Bourbon ; il prit sa place en séance, et les félicitations qu’à deux pas Suret-Lefort recevait lui firent comprendre à quel complot il succombait. Son échec prenait l’ampleur d’une exécution. Il crut sentir au dedans de lui-même des cavernes qui s’ouvraient, des réservoirs obscurs de sensibilité. Chez tout homme il paraît y avoir une âme de poète. Certains meurent sans l’avoir entendue. Bouteiller ne l’entendait pas alors qu’il était jeune, enivré par ses succès, amoureux tout frais de sa cause. Mais cet après-midi quand, pour le bien des idées mêmes auxquelles il s’est donné corps et âme, tous ses amis se rallient au médiocre et brillant Suret-Lefort, Bouteiller trahit dans son regard et jusque dans son teint terreux une extraordinaire puissance de tristesse. Contre ses adversaires et pour