Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/113

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
103
LES FEMMES DE FRANÇOIS STUREL

est un bel endroit, mais combien d’aventures et d’indépendance et d’imprévu dans le moyen orient, et comme il te plairait, mon cher petit garçon ! À seize ans, je ne savais encore rien de ce qu’il y a de beau dans le monde, mais je le soupçonnais, j’essayais de l’imaginer, et j’inventais, par amour du romanesque, mille histoires à la semaine. Cela me plaisait beaucoup d’avoir ainsi une double vie et de ne jamais dire le vrai !… Enfin, j’avais tant menti, que notre aîné, le chef de la famille et d’un caractère morose, décida de m’éloigner et de m’expédier pour quelque temps chez mon frère Vardan, à Tiflis.

« À trois heures de l’après-midi, quelqu’un me conduisit à la gare Nicolas, quelqu’un que j’aimais bien, du moins comme on peut aimer au sortir du gymnase. Heureusement ma voilette de tulle noir à gros pois, avec sa bordure de chenille, cachait ma figure jusqu’aux lèvres, car j’avais honte de pleurer.

« C’était le 5 mai, dans un temps qui est déjà loin ; j’avais seize ans et demi, un portefeuille bien garni, beaucoup de bonbons, et un gros bouquet. Une robe de soie noire avec un « pouf », retroussée par des « tirettes » sur un jupon de soie rouge « solférino », trois velours noirs au bas de ce jupon, des bottes avec des glands et qui se fermaient en dessinant un petit cœur sur mes bas, me composaient un air assez gentil, je crois, et un peu risqué. J’avais au cou un ruban de soie, encore rouge solférino, un « suivez-moi jeune homme » avec les pans aussi longs que la robe. Ma toque en velours noir, surmontée d’ailes blanches, était fixée par une forte épingle enfoncée à travers la résille et le chignon et que terminaient, à chaque extrémité, deux boules noires