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LES DÉRACINÉS

énormes. Elles semblaient des gros yeux de bêtes.

« Ce voyage me plaisait parce que je ne manquais pas d’argent, que j’allais dans un pays où personne ne me connaissait et que tout le monde me regardait. Jusqu’à Moscou, il n’y eut rien de particulier. À partir de Koslov, les employés ne surent plus me réserver un compartiment ; je fis la connaissance de deux voyageurs, le mari et sa femme, poitrinaires qui se rendaient aux eaux de Piatigorsk, où fut tué le poète Lermontov. Nous entrâmes sur la terre de l’armée du Don, la terre des Cosaques. Dès lors, commencèrent les habitations qu’on appelle des « pressoirs » parce qu’on y fait le vin ; et partout, des champs pleins de fleurs embaumaient… Mes compagnons me racontèrent une belle histoire : le jour de la fête annuelle, les nouveaux mariés entassent dans un bassin de cuivre tout ce que la terre produit de meilleur, des fleurs, des épis, des pampres, des lauriers, puis ils les baisent pour honorer l’idée de fécondité… À chaque instant montaient, descendaient des officiers de Cosaques, et j’avais grand plaisir à être, pour une heure, l’intérêt le plus vif de ces vies que je jugeais misérables dans un tel éloignement de Pétersbourg.

« Ensuite le chemin de fer, quittant le dernier de ces gais pressoirs, circula entre des montagnes couvertes de neige. Quand sa femme et moi nous étions endormies, le poitrinaire s’occupait des billets, des bagages ; il faisait apporter du thé et le dîner, si nous ne voulions pas descendre ; en revanche, ils mangeaient mes bonbons. Enfin, après deux jours et deux nuits, nous nous engageâmes sur une étroite chaussée dans l’eau. Nous arrivions à Rostov-sur--