Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/116

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
106
LES DÉRACINÉS

paraissait très grave, comme les Orientaux, et en même temps très civilisé. Mes compagnons, qui devaient me quitter à Piatigorsk, me recommandèrent à lui, pour le reste du voyage. Sûrement, il avait sollicité cette présentation. Chez eux on enferme les femmes : une fille de seize ans, seule sur la route d’Asie, devait l’étonner. Et puis mon aisance au repas ! Comme il m’admirait ! et en même temps qu’il était intrigué d’un tel petit monstre !

« À chaque arrêt depuis Piatigorsk, il vint à ma portière se mettre à ma disposition ; puis, le soir, sur les six heures, il me demanda si je voulais accepter sa société. J’en fus bien aise, car mon wagon vide était attristé par l’ombre des montagnes immenses. On racontait qu’un Arménien avait fait ce voyage avec une dame voilée, et que la dame voilée était un homme qui avait dévalisé l’autre parce qu’il venait d’une foire. Beaucoup d’histoires romanesques qui, à Pétersbourg, m’avaient enchanté l’imagination, ici ne me rassuraient pas. Il m’expliqua que jadis Schamyl et ses guerriers, jeunes, vaillants et beaux, ne pillaient pas les convois pour de l’argent, mais pour les femmes. Prises par eux, elles étaient perdues. Comment des hommes nés hors de ces montagnes pourraient-ils traquer les Circassiens qui sont agiles comme des saltimbanques ? Au reste, une jeune élève d’Odessa, que Schamyl avait enlevée, ne consentit jamais à retourner dans sa famille qui la voulait racheter.

« Le tcherkesse souhaitait que personne ne m’attendît à Vladikaskas, station extrême de la ligne. Il pensait passer jusqu’à Tiflis deux jours de voiture en ma société. Si le tête-à-tête me déplaisait, nous