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LES FEMMES DE FRANÇOIS STUREL

nous joindrions un docteur et un ingénieur qui l’accompagnaient. Et, la nuit, à l’hôtel, si j’avais peur, ils se relaieraient tous les trois pour veiller à ma porte. Sa réserve me rassura. Il ne s’asseyait pas sans mon assentiment. Je voyais qu’il n’était pas si sauvage que sa robe, ses cartouchières et son poignard. Enfin, plus ou moins j’étais flattée. Son projet, secrètement, m’enchantait.

« Vers les dix heures, nous arrivâmes à Vladikaskas, au pied d’une montagne belle et froide comme l’hiver. C’était une nuit transparente, encore éclairée par les maisons toutes peintes en blanc. Ce qui frappe d’abord, ce sont les cyprès. Du milieu d’eux, quand le train s’arrêta, se détachait la silhouette d’un jeune homme en qui je devinai mon frère. Je ne l’avais pas vu depuis quatre ou cinq ans, mais de sa présence je ressentis une déception qui, jointe à ma fatigue, remplit mes yeux de pleurs, tant j’aimais les aventures.

« Le tcherkesse voulut être présenté à mon frère et demanda la permission de nous faire le lendemain une visite. Il ajouta qu’il espérait bien être autorisé à nous voir à Tiflis. Et pourquoi, en été, n’aurait-il pas le plaisir de nous offrir l’hospitalité sur la mer Noire, à Batoum ?… Vardan me caressa gentiment la joue en disant que certes, pas un de ces hauts fonctionnaires ne s’occuperait d’un jeune ingénieur sans importance, n’était l’intérêt qu’une jolie fille comme moi méritait bien d’inspirer, et il me félicitait en badinant, parce que ce général n’avait aucune liaison à Tiflis et passait pour très sévère.

« Nous passâmes cette nuit à Vladikaskas. L’air était tiède et rempli du parfum des fleurs. Bien