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UN PROLÉTARIAT DE BACHELIERS ET DE FILLES

l’unique objet de leurs désirs et l’unique moyen de leur salut !

Sans doute, pour s’expliquer la conduite d’un garçon de vingt ans, on peut s’informer s’il a le caractère noble ou bas, mais tout de même le document psychologique, c’est de savoir dans quelle mesure ses ressources sont inférieures ou supérieures à ce budget moyen de l’étudiant : cent francs de pension et quarante francs de chambre. Que voulez-vous que Mouchefrin devienne avec trente francs péniblement obtenus, tous les deux mois, de Longwy ? Un héros, s’il se maintient honorable. Il espérait faire sa médecine en donnant des leçons. D’abord, il fit la fête avec Racadot ; à la fin du mois, son malheureux argent épuisé et quand il dut payer son terme, il se préoccupa de trouver des élèves… Le clerc ne boudait pas à l’ouvrage : après avoir grossoyé tout le jour, il aurait lui aussi vendu volontiers du latin, de l’histoire, de la géographie et de l’orthographe au rabais. Tous deux s’adressèrent à Bouteiller. Par son secrétaire, il leur fixa un rendez-vous.

Bouteiller habitait rue Claude-Bernard. Dans la petite salle à manger où une domestique les fit entrer, ils trouvèrent quatre personnes qui attendaient. Le professeur venait lui-même chercher ses visiteurs et les conduisait dans son cabinet. La première fois qu’il ouvrit la porte, les deux jeunes gens se levèrent ; ils s’attristèrent de ne recevoir pas même son regard. Pourtant sa redingote, sa pâleur et son port de tête en arrière n’avaient pas changé. Leur tour venu,