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UN HASARD QUE TOUT NECESSITAIT

torien donnait des actes de M. Clemenceau, objet de leurs préférences, et son inattention, toujours courtoise d’ailleurs, indiquait un peu de mépris qu’on se perdît dans ces billevesées.

Renaudin, l’homme au monocle, quand il pouvait s’échapper de ses journaux, leur apportait les bruits de couloir du Palais-Bourbon, les racontars des rédactions. Sa puissance est de tuer en eux la notion du respect ; sa faiblesse, c’est qu’après avoir discerné les intrigues, — généralement des ventes d’influence qui dégradent tel député ou publiciste, — il conclut épanoui d’admiration : « Comme il est fort ! »

Pendant la première année, le délicat Sturel vint rarement au Café Voltaire. Il passait les soirées à la villa, auprès de mademoiselle Alison, ou rue de Chateaubriand, chez madame Astiné Aravian. Elle s’était installé un vrai salon oriental : un divan circulaire, avec un grand tapis de Smyrne, au centre un brasero, sous un lustre luxueux, de mauvais goût et chargé de cristaux. Elle avait fait creuser aux murs de petites niches présentant les courbes persanes, où elle plaçait ses bibelots, colliers de perles, de corail, reliques précieuses, poignards, et ceintures circassiennes ornées de turquoises. De ces mêmes objets, beaucoup étaient épars sur le divan, miroirs ronds, amulettes en forme de triangles pendues à des chaînes de cou, collections de voiles légers aux couleurs tendres. Sa fleur était le jasmin, qui toujours avec la rose enchanta l’Orient. Parfois, une longue tunique descendait jusqu’à ses pieds, ouverte devant sur une robe que serrait à la taille une ceinture en étoffe d’argent ornée de rubis. Des amis lui dirent, sans doute, que Paris est las des turqueries, car elle ferma