Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/162

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
152
LES DÉRACINÉS

presque aussitôt cette pièce à la fois singulière et banale, pour vivre — comme devrait raisonnablement faire avec ses intimes toute jolie femme — dans le plus élégant des cabinets de toilette.

Sturel était de ces gens qui, de propos délibéré, excluent absolument de leur imagination les réalités mesquines. Il avait en horreur les parties basses de la vie, toutes les nécessités physiques, et tenait pour de simples misérables ceux qui se plaisent à y faire allusion pour nourrir leurs plaisanteries. Cette délicatesse le conduisit à passer dans la chambre des femmes de plus longs moments de sa jeunesse qu’avec ses amis. Naturellement dédaigneux et exclusif, il exagérait encore ce caractère, parce qu’il se rappelait toujours que deux femmes raffinées l’appréciaient. Rœmerspacher, qui n’en était pas à se réjouir des trivialités, en tolérait pourtant de ses camarades, dont la moindre faisait souffrir l’ami de Thérèse Alison et d’Astiné Aravian. Aussi, les deux jeunes gens se voyaient-ils peu.

Mais l’Asiatique avait de romanesque tout ce que peut en contenir une âme sans tourner à la niaiserie. Elle avait fréquemment dit à son ami : « Vous allez me juger sévèrement ! Dès que je n’ai plus un très grand plaisir à voir celui que j’aime, soudain sa vue me devient pénible : il me fait souvenir qu’une chose heureuse est morte. » En novembre 1883, après des vacances où il avait tant souffert de ne recevoir aucune lettre, Sturel, qui de la gare de l’Est s’était fait conduire rue de Chateaubriand, apprit que depuis deux mois la jeune femme avait disparu. Tous ses meubles déposés chez son tapissier, elle avait pris le train de Marseille, sans laisser d’adresse ni d’instruc-