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LE LYCÉE DE NANCY

lycéens du premier Empire entendaient le canon de Marengo et parfois le coupé de l’Homme traversant en hâte leur ville, ces enfants, grandis depuis la guerre, n’avaient d’autre idée générale de qualité émouvante que la France vaincue et la lutte de la République contre les partis dynastiques. D’instinct, ils symbolisaient et glorifiaient la persistance de la patrie dans le nom national et républicain de Victor Hugo. Les vieux professeurs des petites classes lui déniaient tout talent ; en rhétorique, on admettait certaines de ses beautés modérées. De ces injustices, les lycéens, en 1879, frémissaient. Quinze jours environ après la rentrée, M. Bouteiller leur apporta la seconde série de la Légende des siècles : il lut l’Hymme à la Terre, où l’on jette un magnifique regard sur le fleuve épandu, sur le Gange que fut au terme de sa course le vieux maître, et, le commentant avec sa belle voix grave, pure d’accent provincial et dont l’autorité leur semblait religieuse, il ouvrit à ces êtres encore intacts les grands secrets de la mélancolie poétique.

Quelle matière sublime qu’un troupeau de jeunes mâles reclus, confiants et avides ! Par ses actes, même indifférents, M. Bouteiller les modelait. Sa renommée s’était répandue ; des parents voulurent le connaître. Il découragea ces avances par sa froideur : il voulait qu’on respectât son temps. Aussi fut-on surpris qu’un jour, après la classe, il dît à un externe : « Monsieur votre père ira-t-il au cercle, ce soir ? » Cet élève était fils d’un juif, conseiller municipal de la ville. Cependant, la grandmère d’Henri Gallant de Saint-Phlin, ayant manifesté le désir de l’entretenir, il la pria de passer chez lui et la reçut debout, en manches de chemise, dans une chambre défaite. Cette