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LES DÉRACINÉS

douces cavernes, le regard venait, à la fois impatient et réservé, retardé par le savoir, semblait-il, et pressé par la curiosité. Et ce caractère, avec la lenteur des gestes, contribuait beaucoup à la dignité d’un ensemble qui aurait pu paraître un peu chétif et universitaire dans certains détails, car M. Taine, par exemple, portait cette après-midi une étroite cravate noire, en satin, comme celle que l’on met le soir.

Le jeune carabin démêla très vite que ces yeux gris de M. Taine, remarquables de douceur, de lumière et de profondeur, étaient inégaux et voyaient un peu de travers ; exactement, il était bigle. Ce regard singulier, avec quelque chose de retourné en dedans, pas très net, un peu brouillé, vraiment d’un homme qui voit des abstractions et qui doit se réveiller pour saisir la réalité, contribuait à lui donner, quand il causait idées, un air de surveiller sa pensée et non son interlocuteur, et ce défaut devenait une espèce de beauté morale.

— Ma santé est un peu mauvaise, — dit M. Taine, que vieillissait déjà le diabète, dont il devait mourir dix ans plus tard. — Je suis obligé de me promener tous les jours au moins une heure : voulez-vous m’accompagner ? nous causerons en marchant.

Sa voix était très prenante : une voix comme teintée d’accent étranger, qui prononçait les finales euse comme les Lorrains exactement.

Ils descendirent la rue Monsieur-le-Prince, trop agitée, puis gagnèrent la rue de Babylone et des quartiers paisibles. Le vieillard demanda au jeune homme :

— Avez-vous des ressources ?