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LES DÉRACINÉS

mériterait de devenir un centre. Mieux que d’aucune ville française, pensais-je alors, on pourrait en faire un Heidelberg. Toutefois, il est bien possible que la concentration des choses de l’esprit à Paris vous ait forcé de venir chercher ici la grande culture.

Il se fit répéter plusieurs fois que le jeune homme, après deux années, vivait encore presque exclusivement avec des Lorrains.

— Ainsi vous avez une sorte de famille, sinon une parenté, des compatriotes, un clan. Les idées sont abstraites ; on ne s’y élève que par un effort : quelque belles qu’elles soient, elles ne suffisent pas au cœur. Ce sera une chose admirable si, grâce à ces compatriotes, vous pouvez introduire dans votre vie la notion de sociabilité. La qualité de galant homme n’est pas, comme on est disposé à le croire, un raffinement de gentilhomme, une élégance à l’usage des privilégiés : elle importe à la moralité générale. Que chacun agisse selon ce qui convient dans son ordre. Respectons chez les autres la dignité humaine et comprenons qu’elle varie pour une part importante selon les milieux, les professions, les circonstances. Voilà ce que sait l’homme sociable, et c’est aussi ce que nous enseigne l’observation de la nature. Si vous formez un groupement, vous serez amené à considérer et à écouter tantôt celui-ci et tantôt celui-là, selon les intérêts que vous examinerez : car ce ne sont pas les mêmes hommes qui sont les plus capables en tout.

Ce point de vue est si nouveau que le jeune homme ne sait pas s’y placer. M. Taine, au hasard d’une conversation, vient d’aborder de biais un ensemble de notions qui forment sa philosophie pratique, la