Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/207

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
197
VISITE DE TAINE À RŒMERSPACHER

philosophie gœthienne. Il n’en est pas qui contredise plus fortement Kant et M. Bouteiller. Rœmerspacher a reproduit et souligné, dans son article, les arguments par lesquels l’historien condamne toute tentative de refondre les sociétés au nom de la raison pure ; et maintenant l’illustre auteur des Origines lui dévoile brièvement ses conclusions, lui indique comment la meilleure école, le laboratoire social, c’est le groupement, l’association libre… La thèse pourra prendre d’étranges prolongements en Rœmerspacher : un principe quand on le fait admettre à quelqu’un sans l’accompagner des documents, des cas particuliers qui le justifient et le limitent, entraîne des conséquences variées suivant la constitution mentale de ceux qui l’interprètent et l’appliquent.

Ainsi M. Taine s’abstient de compliments. Et Rœmerspacher est assez délicat pour sentir que ce maître, en voulant bien venir jusqu’à sa chambre, puis, en le pressant de questions, lui donne le plus précieux des témoignages. Mais, où le jeune homme fut ému, c’est quand le philosophe parla de soi-même :

— Jusqu’au bout, disait-il, j’espère pouvoir travailler.

Ce beau mot, vivant et fort, « travailler », prononcé avec simplicité, prenait dans cette bouche un son grave qui fascina le jeune homme. Un être qui pressent la mort, s’il nous disait : « J’espère, jusqu’au bout, marcher, voir la lumière, entendre la voix des miens », déjà nous émouvrait par ce mélange de faiblesse, de résignation, mais ceci : « Jusqu’au bout j’espère pouvoir travailler ! » Quelle superbe